«Spectacle et identité», conférence concernant l’identité visuelle du Theater am Neumarkt, dans la cadre de la «Journée de la typographie» à Zurich et publication dans la Revue suisse de l’imprimerie 5/6, 2006

Spectacle et identité

 

Aujourd’hui, la démocratie est considérée comme l’unique manière de gouverner un état politiquement correct. Selon le Larousse, le terme «démocratie» est défini en tant que «Régime politique dans lequel le peuple exerce sa souveraineté lui-même». La base de la démocratie est de fait une société qui se compose d’individus souverains et responsables. Mais notre souveraineté est-elle respectée par les sensations visuelles omniprésentes désirant capter notre attention?

 

Les réseaux internationaux de la mondialisation accélèrent la commercialisation du quotidien. L’économie est en pleine restructuration. Des informations des quatre coins du monde nous parviennent en temps réel dont la véracité est impossible à vérifier. Différentes visions du monde se manifestent, des intérêts divers se confrontent, puissances et impuissances ne sont séparées que par un double-clic de nos souris. Il n’est pas étonnant qu’un grand nombre se sente dépassé par la complexité croissante de notre environnement et qu’un réel besoin de repères existe.
Le désir d’y voir plus clair associé au manque culturel et à l’appauvrissement intellectuel crée un climat favorable au développement de mouvements totalitaires. Fondamentalismes religieux et extrémismes politiques ont en commun la volonté de conserver des valeurs traditionnelles et de simplifier la réalité des programmes qu’ils propagent. Leurs stratégies s’adressent à nos émotions. Face à des problématiques complexes, leurs solutions apparaissent simples et efficaces. Aucune interrogation n’est laissée sans réponse. Ce qui ne correspond pas à leurs stéréotypes d’un monde prétendu idéal est passé sous silence, voire exclu.

 

Selon le schéma classique de la communication, un émetteur – l’entité ayant l’intention de publier un message – se retrouve face à un public composé de récepteurs potentiels. Entre ces deux parties évoluent des femmes et des hommes dont l’activité consiste à travailler ce message afin qu’il soit attractif et compréhensible pour le public. Les professionnels de la communication savent très bien que nous assimilons beaucoup plus facilement tout ce qui est en rapport avec nos expériences et nos habitudes. S’appuyant sur ce niveau d’identification qui nous est familier, grand nombre de campagnes publicitaires vise à atteindre nos phantasmes et nos rêves pour les matérialiser en produits de consommation. Des codes visuels ou verbaux issus de cultures populaires (la culture «jeunes» par exemple) sont repris, liés à une marchandise et renvoyés aux couches sociales dont ils proviennent. Le produit évolue dans une ambiance chargée de sentiments qui n’a pratiquement aucun lien avec ses spécificités objectives. Le but n’est pas de le rendre transparent mais de le mystifier. Ainsi, le produit devient un symbole pour un mode de vie et le statut social correspondant. Des besoins sont créés en même temps que les moyens permettant leur assouvissement.

 

Dans le milieu de la publicité, des concepts de communication s’appuyant sur la réflexion et supposant une certaine culture chez le récepteur sont vite considérés comme «élitistes». Il est prétendu que la cible n’a ni la volonté ni la capacité de déchiffrer des circonstances complexes. En contrepartie à cette opinion, on peut noter que la confirmation de conventions sociales et leur création agissent de façon réciproque. La publicité est omniprésente. L’image que nous avons de la réalité, notre façon de la percevoir, et notre comportement habituel sont fortement marqués par les contenus et l’esthétique qu’elle véhicule. Il est cynique d’affirmer que la communication est meilleure avec le public si on ne lui attribue guère d’intelligence. Les concepts basés sur cette hypothèse portent une part de responsabilité dans la perte de sensibilité du public.
Il est tout à fait possible d’observer des liens entre ce manque de respect du public et l’appauvrissement intellectuel de certaines couches sociales.

 

Contrairement à la publicité, la fonction primaire d’une identité visuelle n’est pas de séduire et d’inciter à la consommation mais de permettre l’identification d’une entité.
À la base du développement d’un vocabulaire visuel spécifique pour une structure – qui peut être composée de différentes sous-entités – se situe un processus interne de clarification pour définir l’identité de fond ainsi que l’organisation structurelle qui la gouverne. Si l’identité visuelle est acceptée et portée par l’ensemble des collaborateurs, elle contribue fortement à la cohésion interne de l’entreprise ou de l’institution.
De l’extérieur, l’entité doit être perçue et reconnue comme un ensemble, une unité. L’identité visuelle véhicule les qualités de son émetteur et reflète ses spécificités. Pour atteindre cet objectif, le travail graphique peut thématiser soit la situation géographique ou architecturale, soit l’activité, l’offre, ou encore le symbolisme du nom ou la philosophie de l’entreprise. Des partis pris typographiques et iconographiques organisent les informations et définissent des structures cohérentes pour l’ensemble des supports diffusés par un émetteur spécifique. Parallèlement, la variabilité joue un rôle très important. Des principes trop systématiques – la répétition d’un signe monolithique par exemple – risquent d’engendrer lassitude et désintérêt chez le récepteur. Nous considérons une identité visuelle plutôt comme une sorte de boîte à outil dont l’assemblage des composants peut varier selon les différentes applications et les différents besoins. Ces composants peuvent être enrichis par des éléments graphiques complémentaires. Grâce à ce jeu entre constantes et variables, chaque support devient unique tout en restant lié à l’image de son émetteur.
Habituellement, la conception d’identités visuelles s’effectue – comme dans l’architecture – dans la perspective d’une utilisation à long terme. La qualité graphique est primordiale et les exigences esthétiques vont au-delà de la reproduction des codes actuels de la mode.
Toutefois, on peut constater ces dernières années une nette transformation. Dans le domaine du «corporate design» également, des stratégies se servant d’esthétiques superficielles et s’orientant vers la croissance de profit à court terme s’affirment de plus en plus. Même les entreprises publiques ne sont plus à l’abri de ce développement. Notamment en France, celui-ci peut être documenté de façon exemplaire par les nouvelles identités visuelles de la Société Nationale des Chemins de fer ou du Musée des Arts Décoratifs.
Visiblement, des valeurs telles la qualité ou la continuité perdent de l’importance et se pose la question des intérêts cachés derrière ce développement.

 

L’identité visuelle d’une institution, c’est la forme des idées qu’elle véhicule et la forme qui véhicule ses idées.

 

Le Theater am Neumarkt est co-financé par des fonds publics et des partenaires privés. Il a pour

mission la création de productions théâtrales expérimentales. L’installation de Wolfgang Reiter à la direction de cette institution en 2004 signifiait un nouveau départ. À cette occasion, la troupe a été entièrement recomposée. Le projet artistique de Reiter consistait entre autre en la remise en question de l’organisation héritée et d’y définir un nouveau mode de fonctionnement. Aujourd’hui, ceci se manifeste par exemple par le regroupement des départements dramaturgie et communication.

La réflexion et le débat sur les thèmes actuels ne doivent pas se limiter à la salle de spectacles mais se poursuivre par une discussion – à travers les publications diffusées par le théâtre – dans l’espace public. Le théâtre renonce aux modèles de communication unilatéraux et veut entrer dans un véritable dialogue avec le public.
À l’intérieur de l’institution, les hiérarchies traditionnelles sont remises en question pour encourager la transparence et l’échange entre l’ensemble du personnel. Ceci doit permettre aux collaboratrices et collaborateurs de participer aux processus en cours et d’y intervenir selon leurs compétences. L’ouverture à différentes esthétiques et formes de théâtre est considérée comme la base pour le travail sur les contenus ainsi que pour l’échange entre auteurs, régisseurs et acteurs.

Concernant la programmation, le souhait est de pouvoir réagir rapidement aux tendances et aux événements de l’actualité. Ceci exige une grande souplesse dans la manière de communiquer.

Pour permettre des modifications jusqu’au dernier moment, les dates des spectacles ne sont publiées qu’environ deux mois à l’avance et non pas – comme c’est le cas habituellement – pour toute la saison.


Face à cette problématique, ce projet conçu par notre équipe (Claudia Wildermuth, Zurich et Félix Müller, Paris) a été retenu à l’issu d’un concours pour la nouvelle identité visuelle. Travaillant en tant que graphistes indépendants, une collaboration s’est créée pour ce projet spécifique.
Le but de notre concept ne pouvait être la confirmation d’idées stéréotypes du théâtre pour séduire le public et le pousser à «consommer» des spectacles. Ce qui nous intéressait, c’était la poursuite de la réflexion par rapport au projet artistique du théâtre pour lui attribuer un langage graphique spécifique cohérent mais non réducteur.


Le langage, moyen d’échange entre les hommes, est l’élément fondamental dans tout théâtre et aussi dans sa critique. Puisque c’est la typographie qui rend lisible le langage, le travail sur ses expressions visuelles constitue la base de notre concept. La typographie devient l’élément principal pour l’identification visuelle de l’institution «Theater am Neumarkt». La recherche d’un caractère à la fois graphiquement expressif et lisible nous a mené à collaborer avec un troisième partenaire: Rodrigo Xavier Cavazos (San Francisco), fondateur de la fonderie PSY/OPS, qui édite entre autres le caractère Reykjavik créé en collaboration avec Stefan Kjartansson. Le dialogue avec PSY/OPS a abouti à la création d’une variante exclusive, le Reykjavik Neumarkt. Ce caractère rend identifiable le Théâtre par la composition typographique de ses outils de communication.


L’une des caractéristiques de la langue allemande est la possibilité d’enchaîner des substantifs pour créer des nouveaux mots que l’on peut utiliser même non répertoriés dans les dictionnaires.
En partant de cette base, le théâtre modifie régulièrement une partie de son nom. Son identité est variable et exprime la flexibilité de son organisation et sa spontanéité par rapport aux contenus. Contrairement à un logotype traditionnel qui s’applique comme un sigle répétitif, le typogramme est un élément modulable et extensible. À sa version de base peuvent se joindre un ou plusieurs substantifs qui sont hiérarchisés par la graisse et/ou la couleur de leur composition typographique. Ainsi des significations peuvent se confronter et leurs interprétations possibles sont en permanente évolution. Le travail et les recherches du théâtre sur des contenus et leur forme peuvent s’exprimer de façon précise ou ludique, tout en permettant de reconnaître de l’institution.


Un visuel spécifique est attribué à chaque variation du nom. Celui-ci est généralement utilisé pendant environ deux mois et regroupe plusieurs spectacles. Afin de positionner les productions présentées sur scène dans le contexte du «théâtre de la réalité», ces visuels documentent et interprètent notre entourage quotidien. Pour pouvoir réagir immédiatement aux thèmes définis par le théâtre, ces images doivent être générées très rapidement. Des situations de notre quotidien sont alors enregistrées par des caméras vidéos numériques. Les images fixes les plus pertinentes en sont extraites. Elles sont utilisées, seules ou en séries, sur les supports de communication. Le défaut technique de la basse définition est utilisé comme élément de style et même parfois exagéré volontairement tout en donnant une esthétique cohérente aux images d’origines diverses.


Contrastant avec ces «images trash», la photographie liée aux productions est extrêmement nette et précise. Des mises en scène créées spécialement pour les prises de vues permettent de générer des images hyperréalistes qui informent sur les spectacles et les acteurs.
L’approfondissement et la réalisation de ce travail photographique ont été confiés à Caroline Minjolle, Marion Nitsch, Istvan Balogh et Stephan Rappo (tous à Zurich).


Les publications régulières, tels le calendrier mensuel, le journal-programme, les affiches, les tracts, les autocollants, les cartes postales, les encarts presse, les diapos de cinéma ainsi que le site internet, dont une nouvelle variante graphique est mise en ligne chaque saison, permettent la visibilité de ce concept.
Dans le milieu du théâtre, ils font parfois objet de controverses. «Les réactions passent de l’incompréhension totale par l’intérêt affirmé jusqu’à l’applaudissement enthousiaste», écrit Wolfgang Reiter dans le Theater am Neumarkt Zeitung No 8. Dans le même article, il poursuit: «Nombreuses expériences, nombreuses idées nouvelles – ceci concerne certaines productions de théâtre aussi bien qu’un concept peu commun qui permet de communiquer sur le théâtre – ont besoin de plus de souffle. Le courage de prendre ce risque du non-conventionnel est rarement immédiatement récompensé. Dans le théâtre (comme dans d’autres domaines), les bons vieux temps (pour lesquels tout le monde s’enthousiasme une fois passés) étaient d’abord des temps qui s’annonçaient mal (et qui dérangeaient les contemporains). Avec le calendrier mensuel, l’application conséquente de notre parti pris semble déjà porter ses fruits. Des mois après leur parution, les photos au verso de ces calendriers décorent encore les murs de nombreux bureaux et appartements – pas uniquement à Zurich. Nous les avons découverts lors de nos voyages occasionnels à Berlin, Vienne et Düsseldorf. Ils font la publicité pour le théâtre et, au-delà de leur fonction immédiate, ils constituent une valeur artistique à part entière.»


Félix Müller, 2006, remerciements à Christel Aunay